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Tableaux d'une exposition #1 - Erik Thor Sandberg

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  Eva était accablée. Parfois, profitant d'une sieste inespérée du bébé, elle s'affalait dans le salon, et, à demi somnolente, essayait de comprendre ce qui lui pesait tant. Ainsi, elle faisait l'inventaire de ce qui lui causait tant d'inconfort. Évidemment, la première chose qui lui venait en tête quand elle y réfléchissait était son incapacité à s'adapter à son nouveau rôle de mère. Très vite, dès la naissance du bébé, elle comprit qu'elle n'était pas faite pour ça. Elle n'avait pas la patience. Elle n'avait pas l'amour nécessaire pour sacrifier son énergie pour quelqu'un d'autre. Ce bébé était une erreur. D'autant plus que cet enfant braillard était infernal. Il lui pompait toutes ses forces. Il détruisait minutieusement chacun de ses neurones (et avec le sourire). Il la transformait en une loque sale. Il pleurait sans cesse, réclamait sans cesse, mangeait sans cesse. Il prenait toute la place. Il la privait de sommei

Tableaux d'une exposition #0

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  Tout commence dans la Russie du dix-neuvième siècle, celle de Dostoievski, celle des visages hideux et des doigts vaincus par le froid. Cette Russie éternelle des Tsars qui va bientôt se faire renverser par des hommes enfin détournés des icônes, des hommes qui, après avoir courbé le dos dans les champs ces dix derniers siècles, commencent à comprendre ce qui nourrit leur âme et fait vibrer leur cœur. Ces hommes qui accueillent leur part d'ombre, qui acceptent que leur instinct leur dicte des pensées – et des actes – que les popes jugent pourtant répréhensibles. Dans cette Russie, rongée par l'absurde gogolien mais encore imprégnée d'un mysticisme qui donne vie aux roussalki et autres Baba Yaga, Modeste Moussorgski s'apprête à visiter l'exposition consacrée à son ami peintre Viktor Hartmann , décédé un an plus tôt. Devant certains tableaux, une illumination créatrice le prend – jusqu'à la fièvre. Il composera, à partir de ces images, plusieurs pièces pou

Twin Peaks the Return - Le temps hors de portée

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Beaucoup de choses ont changé ces vingt-cinq dernières années, à Twin Peaks comme ailleurs. Les modes ont évolué, les langages se sont transformés, les idéaux se sont individualisés. Surtout, comme Dale Cooper, David Lynch s'est retrouvé enfermé dans la Black Lodge. Ses films sont devenus plus sombres que jamais (tant au niveau narratif qu'esthétique), le café a eu de moins en moins bon goût (tellement qu'Angelo Badalamenti le recrache sans ménagement dans Mulholland Drive ) et les yeux naïfs de grand enfant de Kyle MacLachlan ont disparu de ses castings. Entre-temps, et peut-être précisément parce que le réalisateur est resté bloqué dans sa Black Lodge, Lynch est devenu le maître du temps disloqué, ou plus exactement, du temps hors de portée. On ne peut ni le sentir passer, ni mesurer son emprise, encore moins le comprendre. Le temps, dans ses films, est une matière à travailler. Lynch aime jouer avec des temporalités différentes, créant ainsi une co

Enfermée volontaire

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Certainement qu'une des terreurs les plus universellement partagées – après les clowns, bien évidemment – est celle d'être enfermé dans un asile de fous. Sain d'esprit, conscient d'être la victime d'une méprise, vous affirmez avec force que votre état mental est normal et que vous avez toute votre raison. Puisque personne ne partage votre avis (sinon, pourquoi seriez-vous là ?), vous vous agitez et, devant l'injustice, hurlez que vous n'êtes pas fou. Passant, ainsi, pour un fou, puisque vous êtes incapable de vous contrôler. La sentence est terrible, on vous garde plus longtemps encore dans l'asile, entouré par des fous véritables, des gens au regard vide, abandonnés par leur esprit, les mains tremblantes, dialoguant avec des ombres. C'est effrayant. Personne ne souhaite vivre une chose pareille, vivant comme Cassandre à se débattre pour convaincre des médecins désintéressés de leur erreur. La plus grande folie serait de plonger d

Le voyeurisme comme simple curiosité

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Quand on associe les mots motel et voyeur , on pense instantanément à ce bon vieux Norman Bates, observant par un petit œilleton ce qui se passe dans la chambre d'à côté, dans Psychose d'Alfred Hitchcock. Et certainement que Gerald Foos, le voyeur dont il est question dans le récit de Gay Talese, devait souvent penser à cette scène lors de ses longues heures d'observation, allongé sur les trois couches de moquette de son grenier, à l’affût des allers et venus des hommes et femmes sous ses pieds qui, les imprudents, étaient loin de se douter qu'ils étaient scrutés par leur logeur. Le motel du voyeur est un récit journalistique écrit par Gay Talese, retranscrivant les pages du Journal d'un voyeur , écrit par Gerald Foos. Celui-ci a consciencieusement tenu un journal durant les trente années qu'il a passé à observer les gens qu'il accueillait dans son motel. Soyons plus précis, avec son épouse, Foos avait fait l'acquisition d'un motel dan

13ème Note, l'odyssée d'une autre littérature américaine

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L'histoire de l'édition est émaillée de dates incontournables, de moments de grâce et d'évolutions essentielles. Gallimard, bien sûr, Pauvert pour le dépoussiérage de Sade (ou plutôt, pour le sortir de sous le manteau), Eric Losfeld pour Emmanuelle et la revue Bizarre. Dans cette lignée, rajoutons les éditions 13ème Note.   L'éditeur qui, en France, a donné une voix aux auteurs américains qui n'en avaient aucune, qu'on laissait sans sourciller dans leur caniveau, une bouteille à la main, les désillusions scintillant dans les yeux. Des auteurs que l'on croit maudits mais qui sont, en réalité, touchés par la grâce, conscients de leurs propres limites, tutoyant leurs échecs, se confrontant sans cesse au miroir grossissant de leurs lâchetés. Des auteurs vaincus par leurs propres démons, vaincus par la vie, vaincus par l'Amérique. Il ne leur reste plus rien, sinon le dernier souffle, le dernier coup de poing comme un baroud d'honneur, et

Bellmer / Buron : la Poupée est devenue humaine

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Dans son étrange laboratoire, Hans Bellmer fourmillait d'idées et de visions. Sans relâche, il dessinait tout, couchant sur papier ses fantasmes et fantasmagories les plus sombres, articulant et désarticulant à l'infini les corps des femmes qui lui apparaissaient sans cesse. Certainement qu'une nuit, au détour d'un rêve, ou plus sûrement au moment où deux songes se sont télescopés, s'est avancée vers lui, dans toute sa lumineuse beauté et sa nudité d’effrontée, la Poupée qu'il s’ingéniera, pendant les quarante années suivantes, à monter et démonter à l'envie.  Toute la psychanalyse du monde pourra noircir des pages et des pages sur les symboles et les représentations de sa poupée, ce qu'elle dit des rapports de Bellmer aux femmes, aux mères, aux maîtresses, ce n'est pas, ici, notre propos. Restons au stade premier de la vue, puis au stade deuxième du ressenti.  Voici l’œuvre : La poupée implorante est devenue forme monstrueuse

Un si paisible petit pays

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 Il y a un an environ, pour les bons soins de la jolie revue l'Indic , spécialisée dans le polar, j'écrivais cette petite note de lecture à propos de Bondrée , de l'auteure canadienne Andrée Michaud. Je faisais part, du moins c'était une tentative, de mon amour absolu pour ce livre, et de l'ambiance sublime qui y régnait page après page.  Ce lieu était comme une respiration, un silence suspendu entre deux mondes, et cela vibrait en moi, pauvre victime des centres-ville trop bruyants. Un an plus tard, ce livre sort en poche, et, le voyant dans la vitrine d'une librairie, la machine à souvenirs s'est mise en branle sans que je cherche sur quel bouton appuyer.  Retour à Bondrée. Retour en terres paisibles (attention, je me comprends, y a quand même un doux dingue qui se promène là-bas et qui trucide de l'adolescente), retour à la nature, loin de l'agitation, loin du trop plein urbain. Alors, je ressuscite cette chronique, sans en changer

L'odyssée d'une génération déçue

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D'abord, il y a cette couverture. Dans la jungle quadrillée que sont les tables des librairies, elle se remarque aussitôt, sort du lot et, immanquablement, suscite l’intérêt. Les jolies éditions RueFromentin ont parfaitement compris l'importance d'une couverture réussie, d'un graphisme impeccable et d'une esthétique qui attire l'attention (exemple avec le dernier né de la maison, L'homme surnuméraire , de Patrice Jean). Alors, bravo à MathieuPersan pour cette illustration. Vive et colorée, il est difficile de ne pas tomber sous son charme. Que voit-on ? Les gratte-ciels de Manhattan, la nuit étoilée sur New York et, en surimpression, le visage d'une femme regardant vers le ciel. La ville à figure humaine ? Une femme qui protège ses habitants ? Le thème de la ville-femme existe depuis longtemps et, à vrai dire, on en a fait le tour depuis le temps. La ville est belle comme un corps de femme, et dangereuse comme l'amour pour une inc

Choléra pour cadeau de Noël

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Dans les boîtes aux lettres, déjà, les catalogues de jouets. Dans les grands magasins, déjà, des rayons entiers de chocolats et des calendriers de l'Avent. Dans les magasins de décoration, déjà, sapins, guirlandes et neige artificielle. Ainsi, c'est déjà Noël ? Je m'engouffre, alors, dans la brèche. Souhaitez-vous des idées de cadeaux ? Voici une première piste : Choléra  ! Joseph Delteil ! Impossible de résumer le livre. Insistons plutôt sur le fait qu'il ne date pas d'hier. Première édition, 1923. Premier public : les surréalistes enthousiasmés, Pierre Drieu La Rochelle époustouflé, Henry Miller enflammé. L'intrigue, qui n'en est pas une : un homme, trois femmes (jeunes) prêtes à lui offrir leurs charmes. Quoi d'autre ? Dans le fond, quelle importance ! Tout le reste n'est que littérature, au sens propre. Des images poétiques, des phrases sublimes. De l'amour et de l'absurde. Ici l'Espagne, là Bayre