Tableaux d'une exposition #1 - Erik Thor Sandberg

 


Eva était accablée. Parfois, profitant d'une sieste inespérée du bébé, elle s'affalait dans le salon, et, à demi somnolente, essayait de comprendre ce qui lui pesait tant. Ainsi, elle faisait l'inventaire de ce qui lui causait tant d'inconfort.

Évidemment, la première chose qui lui venait en tête quand elle y réfléchissait était son incapacité à s'adapter à son nouveau rôle de mère. Très vite, dès la naissance du bébé, elle comprit qu'elle n'était pas faite pour ça. Elle n'avait pas la patience. Elle n'avait pas l'amour nécessaire pour sacrifier son énergie pour quelqu'un d'autre.

Ce bébé était une erreur.

D'autant plus que cet enfant braillard était infernal.

Il lui pompait toutes ses forces.

Il détruisait minutieusement chacun de ses neurones (et avec le sourire).

Il la transformait en une loque sale.

Il pleurait sans cesse, réclamait sans cesse, mangeait sans cesse.

Il prenait toute la place.

Il la privait de sommeil.

Il capturait chacune des secondes de répit qui auraient permis à Eva de ne pas devenir folle.

Alors, immanquablement, elle était devenue folle. Elle hurlait, elle pleurait, elle martelait le mur de ses poings devenus moignons. La conséquence de tout cela était qu'elle se fissurait de l'intérieur.


Eva était devenue folle et cette sensation de fissure la hantait. La nuit, elle se rêvait fleur fanée aux pétales tombant. Et une multitude d'elle-même s'ouvrait en deux et s'effondrait, à l'infini. Tous les visages d'elle-même, toutes les facettes de son être, tous les synonymes de son âme apparaissaient au grand jour et mourraient aussitôt.

Eva était devenue folle et, pour s'échapper – des cris, des crises, des couches, des tâches – elle repensait au travail qu'elle avait du laisser pour accueillir son bébé. Dans son introspection, c'était là le pincement le plus douloureux. Pendant plus d'un an, elle avait été un des visages de La Mort, et ce travail lui plaisait tant, plus qu'aucun autre. Ce travail était une bénédiction. Ce travail était une libération. Elle avait vécu, dans ce costume, des moments sublimes, et se remémorer certains de ces instants lui faisait venir les larmes. Les souvenirs affluaient. Elle se revoyait, apparaissant un matin, au sommet d'un arbre ancien, surplombant la vallée, se nourrissant des cris d'effroi de ceux qui pensaient profiter des plaisirs de la chair pour l'éternité. Elle était apparue et avait mis fin à la fête en riant, en dansant, en jouissant. Les autres pleuraient, s'agitaient, imploraient sa clémence. Et Eva, sourde aux supplications, dansait avec les corbeaux, prête à faire son travail. Repenser à ce jour était une extase. Et contre quoi avait-elle troqué ce bonheur sans borne ? Ce bébé ingrat qui pleurait et chiait sans lui laisser une seule respiration. Quel gâchis.

 

Alors, tout à sa folie, Eva s'imaginait reprendre son costume de La Mort, remettre ce masque affreux, laisser le rictus effrayant reprendre le contrôle de tout son être, infusant sa cruauté et son désir de destruction dans son sang devenu noir. De nouveau, elle arpenterait les rues et sonnerait aux portes, emportant innocents et criminels, emportant ceux qui l'attendaient comme ceux qui ne croyaient pas en elle. Elle rendrait visite aux adolescents et aux vieilles dames, dans toute la jouissance de sa tâche aléatoire. Elle faucherait, faucherait, du matin au soir, sans jamais se soucier de l'heure et de l'endroit où le hasard la mènerait. Apparaissant à Bagdad le matin et à Samarra le soir. Hantant Saint-Pétersbourg et les ruelles de Prague. Semant chaos à Paris et destruction à Beyrouth. Là voici, la liberté !

Une liberté évanouie aujourd'hui. Eva avait un poids au pied, gros et lourd comme son bébé. Elle se mit à rire. Que ce serait drôle, se disait-elle, d’apparaitre en costume devant son propre enfant, la prochaine fois qu'il hurlera pour un rien. Eva lui fera peur, tellement qu'il se taira – enfin ! Il sera terrifié, tellement qu'il n'osera plus ouvrir la bouche – pétrifié !

Et Eva aura la paix, le but de toute vie privée de repos. Eva profitera du silence ! Eva pourra dormir à nouveau ! Quelle bonne idée, se félicita-t-elle. Une si bonne idée, à portée de main.

Eva riait – quel bonheur ! La liberté, à nouveau ! Elle ne faisait qu'y penser, pourtant elle se sentait déjà si légère. Elle flottait, elle s'envolait, elle s'élevait enfin. Plus de bébé, plus de problème. Alors, elle pourrait reprendre son travail. Alors, elle pourrait recommencer à être heureuse. Alors, elle s'abandonnerait dans ce pour quoi elle était la plus douée – la mort ! 

 

Quand Eva cessa de rire, la nuit était tombée. Dehors, le noir total, même les lumières de la ville avaient abdiqué. Elle ne s'était pas rendue compte que le temps avait filé, perdue dans ses pensées, dans ses rêveries, dans ses délires.

C'est curieux, pensa-t-elle, que le bébé ne se soit pas encore réveillé. Il ne dort jamais autant. En temps normal, il aurait hurlé depuis deux ou trois bonnes heures. 

C'est curieux, pensa de nouveau Eva en se redressant, mon costume de La Mort, à mes pieds, alors que je l'avais remisé il y a des mois de cela. Que fait-il là ? Quand l'ai-je enfilé pour la dernière fois ?

Elle se posait toutes ces questions, dans son appartement rendu au silence – enfin !


Les illustrations sont signées Erik Thor Sandberg, dont vous pouvez retrouver le merveilleux travail sur son site internet en suivant ce lien. 

La présentation du projet Beau Bizarre et de l'exposition virtuelle est dans l'épisode 0, ici.

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