Laura Kasischke - Le pressentiment de la catastrophe
Pendant des siècles, les différentes légendes ont prêté aux alchimistes
de tous bords la volonté de transformer le plomb en or. Quelle
découverte majeure ce serait, quel bond en avant prodigieux, quelle
inépuisable source de richesses aurait-on alors découvert !
Mais tout ceci relève de
la chimère, et pareille formule n'a jamais été trouvée.
En littérature, on
pourrait appliquer cette recherche à la volonté de créer le tout à
partir du rien. C'est à dire faire jaillir du banal le plus accompli
(une situation du quotidien, un dialogue sur la météo) un élément
si troublant qu'il en devient essentiel. Il ne se passe rien,
pourtant, tout est là.
Si plus d'un a tenté
l'expérience, elle demeure toutefois très difficile à accomplir
et, malheureusement, on trouve davantage d'exemples d'échec que de
réussite (parfois, tout ceci est trop artificiel et on voit venir le
subterfuge : "quel temps superbe, non ?" "Non, regardez ce
gros nuage noir annonciateur d'ennuis terribles qui arrive !")
Mais lorsque la formule
fonctionne, quel bonheur ! Quel transport ! Quel plaisir de
lecture !
Tout ça nous mène jusqu'à Laura Kasischke.
On la connaissait
romancière, évidemment, on l'avait découverte poétesse (dans un
recueil, Mariées rebelles, paru l'an passé), la voici
maintenant excellente nouvelliste, comme on peut le constater à la
lecture troublante de Si un inconnu vous aborde (paru, comme
ses poèmes, aux très jolies éditions Page à Page, dont il faudra
surveiller au plus près le catalogue naissant).
Pourquoi une lecture
troublante ? On en revient à l'idée du tout et du rien évoquée
plus haut. Parce que Laura Kasischke a compris que le pressentiment
de la catastrophe est plus terrible que la catastrophe elle-même, et
c'est, à mon sens, de quoi traite chacune des quinze nouvelles du
recueil.
La manifestation la plus
frappante se trouve dans la nouvelle qui donne son titre au recueil,
où une femme laisse gambader ses pensées dans le hall d'attente
d'un aéroport, essayant de ne pas trop s'inquiéter pour l'enfant
malade qu'elle a laissé avec son mari et repensant soudainement au
cadavre d'une femme qu'elle avait retrouvé poignardée bien des
années plus tôt. Un inconnu arrive alors et, tandis que dans les
haut-parleurs de l'aéroport, des messages de sécurité passent en
boucle, le voici qui lui demande de transporter pour elle un paquet.
C'est un collier pour l'anniversaire de sa mère, dit-il, auquel il ne peut
pas se rendre, emporté par une urgence. Son récit est incohérent,
alors, ce paquet est-il vraiment un collier ? Est-ce une bombe,
comme pourraient le suggérer les messages de sécurité ? Dans le fond,
peu importe. Ce que Laura Kasischke décrit, c'est la tension qui
croît dans l'esprit de la femme. Elle a raison, c'est ici que tout
se joue.
La tension est partout
présente dans le recueil, elle se matérialise même dans ses lignes
téléphoniques qui bourdonnent sans arrêt dans la longue nouvelle
Melody. Comme dans les meilleures nouvelles de Raymond Carver,
il ne se passe rien : un homme sur le point de divorcer d'avec
sa femme se rend au goûter d'anniversaire de sa fille. Ce qui
compte, c'est tout le reste : cet homme est sur le point de
péter les plombs, exactement comme ces lignes à haute tension qui
bourdonnent au-dessus des pavillons de cette banlieue tranquille. Il
est sensible à d'autres choses que tout un chacun, ainsi, il est le
seul à entendre ce bourdonnement qui le rend fou. Les autres, les
mères des autres enfants invités au goûter, ne remarquent rien,
même en prêtant l'oreille. Que diront-elles lorsque tout explosera ? Mais tout va-t-il vraiment exploser ?
Le tout et le rien, le
visible et le caché. Un bon auteur ne s'arrête pas à l'évidence,
il va au-delà et ausculte les vides. Car c'est dans le rien que vient se
glisser, et prospérer, l'étrange, l'inquiétant, et ce qu'on ne
parvient pas à matérialiser. Ainsi, les angoisses, les obsessions,
les peurs irrationnels. Ainsi l'innommable et le dérangeant.
Il ne se passe rien ? Laura Kasischke
nous prouve que c'est déjà beaucoup.
PS : Pour le plaisir
de l'improbable, citons aussi cette nouvelle géniale, La
maitresse de quelqu'un, l'épouse de quelqu'un, pour sa dimension
absurde. Morts improbables, membres arrachés, le tout d'un point de
vue absolument gaguesque et drolatique. Car tout ne peut être que
tension, déception et esprits vaincus (comme sur les photos de
Gregory Crewdson, dont le choix pour la couverture du livre est très
pertinent), il faut savoir aussi rire, de tout.
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