Le Beau Bizarre est un saxophone
….. le temps est suspendu .....
Puis il s'étire,
longuement, comme une volée de marches qu'on pense monter à
l'infini,
puis il raccourci
si vite
si vite si vite
que le ravin que l'on imaginait au loin est déjà
sous nos pieds.
Le temps du rêve est
indépendant de notre volonté, c'est bien ce qui rend ces moments
étranges et fascinants. Car dès que le temps nous échappe, tout peut nous surprendre, tout peut nous effrayer.
On aime nos rêves les
plus absurdes, les plus fous, les plus tordus. Et, précisément,
pour ces rêves-là, il semblerait qu'on soit capable d'entendre la
petite musique qui les accompagne. Tandis qu'on avance vers la chute,
qu'on traverse difficilement des tunnels sombres, qu'on rampe le
souffle coupé, un seul et même instrument illustre nos
mésaventures : le saxophone.
Chaque rêve est une
partition pour saxophone, souvent ténor lancinant, parfois chaud et
enveloppant, parfois surgit de nulle part, tapi dans l'ombre et les
ténèbres. Il est rarement dissonant, pour ne pas nous réveiller,
il est uniquement là pour protéger le mystère, voire le prolonger
dès notre réveil. Plus le rêve est marquant, plus les notes du
saxophone continuent de résonner tout au long de la journée.
Bref
Où sommes-nous ?
Eloge du rêve ? Eloge du saxophone ? Evocation de
l'obsédant ?
Un peu de tout ça, en
guise d'introduction.
Intituler un projet Le
Beau Bizarre sans rendre hommage à Christophe serait très cavalier.
Sorti en 1978, l'album éblouit par son constant équilibre entre
l'accessible (Ici repose, Ce mec Lou) et le magique (Le Héros
Déchiré). Quelques notes de piano suffisent pour angoisser,
parfois, ou esquisser des ambiances envoûtantes et oniriques.
Au milieu de tout cela,
nageant sur la transe du miroir à deux faces, le morceau Le Beau
Bizarre.
"Dans ce dancing sans
danseur" : d'entrée, le premier vers interpelle, déclamé d'une
voix de cristal. On sait que l'on vient de faire un pas de géant vers le sublime
et, déjà, on sent tout notre corps trembler et brûler d'en écouter
davantage.
Deux strophes seulement, et on pleure
presque après ce vers inimaginable de beauté : "(le noir) c'est
la couleur que je préfère, le blanc, c'était hier".
Et à peine a-t-on repris
notre souffle, à peine commence-t-on à envisager de nous remettre
de cette sublime traduction de la mélancolie, à peine a-t-on fini
d'encaisser l'histoire d'une désillusion, que vient nous envelopper,
envoûtant, le saxophone ténor de René Morizur (oui, le René des
Musclés).
Il n'y a là aucune
ironie de ma part, vraiment, je considère ces quelques notes
(malheureusement, le solo dure moins de trente secondes) comme les
plus belles jamais jouées sur un saxophone. Tout est là :
c'est à la fois chaud, réconfortant, languissant, lancinant,
énigmatique, effrayant.
Il faut s'imaginer un
couloir sans interrupteur, sombre et humide, un endroit qui nous est
inconnu et qu'il faut traverser, avec l'espoir, peut-être, d'un
après meilleur, mais avec, aussi, l'effroi du pire.
C'est un club de jazz en
fin de nuit, où les volutes aveugles et les verres assommants nous
ont vaincu, pourtant il faut se lever et rentrer chez soi.
C'est tout ça, en
quelques notes.
Et l'écho est si
puissant qu'on le retrouve quelques années plus tard, dans la Black
Lodge de Twin Peaks.
Improbable !
On a traversé des
rideaux jumeaux et des rideaux épais dans un labyrinthe étouffant
et épileptique, on a croisé tous nos morts et reconnu leur esprit,
on a sursauté, angoissé, on a essayé de comprendre, égaré, et
finalement, comme Dale Cooper le découvre, le voici au bout du
chemin. Accompagnant la voix fragile et magnifique de Jimmy
Scott, qui nous donne rendez-vous au pied des sycomores pour un autre
voyage vers l’irrationnel, le saxophone est la porte d'entrée vers
un autre lieu, flottant, évanescent, hors du temps.
Le temps, encore. Une
fois qu'on s'en affranchit, on peut enfin tendre l'oreille.
Ecoutez !
Ce saxophone, lancinant,
qui fait apparaître ce qu'on ne peut pas voir.
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